S’il ne s’était engagé à la fois sur les chemins de l’entreprise et du service public, Pierre-Alexandre Teulié aurait sans doute fait un malheur à la radio. Dès qu’on l’entend, on imagine sa voix grave et chaude, douce et profonde, glisser sur l’onde tel le surf sur la vague, qui berce et invite à l’abandon de la rêverie. Une voix de porteur d’histoires, de diseur du soir. Mais si les stations périphériques ignorent ce qu’elles ont perdu, les groupes industriels et la haute administration savent la bonne affaire réalisée avec la voie qu’il a choisie.
Tous les chemins mènent à Rome
Alsacien de Strasbourg, Pierre-Alexandre Teulié a grandi dans une famille qui lui a donné le goût de la culture sous toutes ses formes. Il en a nourri une passion quasi illimitée pour la littérature « qui éclaire, inspire et fait bouger le monde ». Aujourd’hui encore, il n’élude le bonheur de la lecture que pour se livrer à celui de la nature et aux balades à travers le maquis Corse - dont on sait, au moins depuis Prosper Mérimée et Colomba, qu’il est aussi lieu d’aventures hautes en couleurs.
Sa soif de connaissances le conduit naturellement à Sciences Po, dont il sort diplômé en 1990 avant de prendre, comme on le subodore, le chemin de l’ENA. Sauf que l’on subodore mal. En vérité, le jeune homme vert ne se sentait pas assez mûr pour se présenter au concours : « J’estimais que je n’avais pas la capacité de travail nécessaire… » Il remet à plus tard la promesse de l’aube et s’offre le voyage à Rome, qu’il ne connaît pas, où Procter & Gamble organise un séminaire de réflexion stratégique.
S’il est séduit par la Ville éternelle, il l’est également par les méthodes de la multinationale et son processus de recrutement. Se profile alors pour Pierre-Alexandre Teulié une période faste de huit années et huit postes différents chez Procter & Gamble où il se spécialise dans le domaine financier, se familiarise avec l’international (Espagne, Italie, Belgique…), s’enrichit de l’univers de la grande distribution, du brassage des fonctions, de l’approche de problèmes concrets.
Au service de l’Etat
Pour autant, le désir de l’ENA ne l’abandonne pas. En 1999, il est reçu au 3e concours. Le voilà bientôt au service de l’Etat, dans sa version terrain de la préfectorale.
Pierre-Alexandre Teulié l’avoue sans ambages : « Je me suis senti heureux chaque fois que je me suis senti utile, en me demandant de surcroît comment l’être encore plus. » En la matière, le sous-préfet aux champs (ou presque) est servi, en qualité de directeur de cabinet du préfet du Gard, puis de secrétaire général de la préfecture du Lot. « J’ai eu un véritable coup de foudre pour ce métier qui incarne toutes les fonctions de l’Etat quand les autorités parisiennes sont loin et multiples, rassemble toutes les administrations, assume de grandes responsabilités dans toutes ses actions de terrain. C’est un vrai travail de direction générale, et quand on aime rendre meilleure la vie des autres on n’a que l’embarras du choix ! »
Cette plénitude prend fin lorsque la vie se rappelle cruellement à son souvenir, enlevant à l’affection des siens une mère et une épouse.
Les horaires impossibles ni le traitement d’un sous-préfet ne permettant de s’occuper comme il convient de trois très jeunes enfants, Pierre-Alexandre retourne dans le privé pour créer chez Nestlé Waters la direction des Affaires extérieures qui n’existait pas. Mais, en 2004, il a désormais acquis cette double connaissance - pour ne pas dire cette double compétence - du privé et du public.
Le Carrefour de sa carrière
La disparition de son épouse l’amène à s’interroger, à se demander ce qui est important, et « combien de fois ai-je sacrifié à l’abstraction de mon idéalisme la réalité quotidienne de ceux que j’aimais ? » Une seule réponse : « Trop souvent. » De cette introspection rétrospective émergent des notions telles qu’amour, vivre ensemble, partage, quête de sens, croissance durable dans une société dont le modèle de consommation semble obsolète. Des mots simples, des valeurs, immuables, intemporelles. In petto, Pierre-Alexandre Teulié se dit « et si tu les utilisais » ? Chez Nestlé Waters, il s’ouvre au développement durable. « Le décès de mon épouse a été pour moi le révélateur de notre finitude, d’une part, et du manque de temps qui nous guette pour réaliser les choses importantes, d’autre part. »
Mais voilà, lorsqu’il vous tient, on ne s’exonère pas du sentiment de l’intérêt général. Pierre-Alexandre a quitté la préfectorale avec le goût de l’inachevé. Aussi, en 2007, lorsque Christine Lagarde, ministre de l’Economie, l’appelle à Bercy pour superviser les politiques de l’industrie et de l’emploi, il ne se fait pas davantage prier. « Les premiers mois furent euphoriques : le chômage diminuait, des perspectives de plein emploi se faisaient jour. Et puis la crise des ‘subprimes’ nous est tombée dessus en 2008. J’ai eu le sentiment de participer à un moment d’Histoire où tout pouvait basculer. J’ai été profondément marqué par ‘l’union sacrée’ des dirigeants du G20 qui, devant l’intensité du péril, ont tout mis en oeuvre pour… sauver le monde. Nous éprouvions une responsabilité considérable, et le devoir de ne pas faillir. En 2009, le gouvernement français avait fait le job, et il fallait se résoudre à attendre que les moyens mis en œuvre diffusent dans l’économie… Le Groupe Carrefour me propose son secrétariat général, avec en prime sa politique de responsabilité sociale. L’affaire s’est conclue rapidement. Une entreprise qui sait prendre des décisions rapides, sans tergiverser, aura toujours ma préférence. Cela montre également que si elle se trompe elle saura rapidement rectifier le tir. »
Modifier le cours des choses
Mais dans un groupe, la carrière du secrétaire général est en général étroitement liée à celle du CEO. Lorsque celui de Carrefour reçoit son congé, Pierre-Alexandre est… encouragé à le suivre. Il en profite pour fonder Sustain-Able (2012), entreprise de conseil en stratégie et développement durable. « De mon passage dans le Gard, j’ai conservé le souvenir impressionnant des inondations de septembre 2002, qui ont ravagé le département, ainsi que l’Hérault et le Vaucluse. » Dramatique suite cévenole qui fait 23 victimes dans le Gard. « Sur 353 communes, 350 ont été sous l’eau pendant deux jours. Et malgré tous les moyens déployés, les secours avaient d’énormes difficultés à intervenir. »
L’urbanisation, l’artificialisation des sols, sont en partie responsables des conséquences engendrées par des événements climatiques exceptionnels, mais cela résulte aussi de décisions fâcheuses prises durant des dizaines d’années. Comment modifier le cours des choses et transformer une prise de conscience en action ? « Les grands groupes industriels ont la puissance nécessaire pour agir en matière de développement durable. Et s’il faut déployer une énergie considérable pour faire bouger un groupe d’un millimètre dans sa stratégie, ses moyens financiers lui permettent d’avoir un impact colossal à l’échelle mondiale. » Pierre-Alexandre ‘vend’ l’objet social de Sustain-Able au nouveau patron de Carrefour : offrir à ses fournisseurs l’évaluation de tous les aspects du développement durable de leur propre entreprise. « Au total, et outre Carrefour, nous avons convaincu de nombreux groupes, dans une douzaine de pays, de faire évaluer ainsi près de 30 000 PME. C’est peut-être une goutte d’eau dans l’océan, mais avec Sustain-Able - qui n’existe plus aujourd’hui - j’ai réalisé l’harmonie avec mes convictions. »
Pierre-Alexandre Teulié regrette toutefois qu’il lui ait fallu plus de 40 ans pour comprendre que le monde se porterait mieux le jour où il se laisserait guider par ces valeurs de long terme qui vont au-delà des seuls profits trimestriels ; et regrette également de ne pas s’être lancé plus tôt à la recherche du temps perdu.
Epouser des attentes
Cet assoiffé de culture en profite pour en apprendre encore un peu plus et part quelque temps jouer l’étudiant étranger aux Etats-Unis : en 2013, le voilà titulaire d’un Executive Education de Harvard Kennedy School of Governement (sorte d’ENA américaine). Retour des States, il crée GOV, application sociale permettant de noter les dirigeants politiques en temps réel, « parce que les gens ont envie de simplicité dans un monde complexe ». Succès de l’appli, qui fait émerger les tendances d’opinion et les espérances des gens bien avant les sondages. Pour permettre à la start-up de grandir, il la revend au Boston Consulting Group.
Après cette immersion dans le monde des starts-up, Nestlé revient le chercher, en 2017, sur ce qui le fait désormais avancer : la croissance durable. Il prend en charge la direction générale du Développement durable, de la communication et des affaires publiques de Nestlé France - et, pour faire bonne mesure, le secrétariat général de la Fondation Nestlé. « La croissance durable est une priorité absolue de la pérennité des entreprises. Pour le groupe Nestlé, par exemple, les deux tiers des gaz à effet de serre proviennent de ses achats de matière première. Il faut donc engager une conversion du modèle agricole pour ramener le carbone dans les sols. Cela suppose l’implication de tous, y compris l’Etat, les collectivités locales, les élus… Plusieurs grands groupes industriels de poids réfléchissent ensemble à ce sujet. » Objectif : accompagner la société civile pour générer les métamorphoses susceptibles d’épouser enfin des attentes de plus en plus clairement exprimées et de plus en plus urgentes.
C’était écrit !
A travers son expérience des sphères privées et publiques, des très grands groupes comme des starts-up, Pierre-Alexandre Teulié est un observateur attentif de toutes les transitions (environnementales, sociétales, énergétiques…), dans l’optique d’une compréhension globale du monde, dont la réalité n’est pas la même selon le prisme envisagé.
Acteur autant que militant dans ce vaste domaine, il a présidé la Fondation des transitions et s’intéresse de près à l’application My Planet Care* qui ambitionne d’offrir à tout un chacun le moyen d’appréhender les agressions environnementales qu’il subit, et celles qu’il génère. « Se protéger et protéger les autres, c’est une façon d’agir. My Planet Care est la promesse enthousiasmante d’un concept permettant d’être acteur de sa santé et de celle de la planète. »
A l’instant d’en terminer, Pierre-Alexandre Teulié se demande ce qu’il n’aurait pas dit. Et parce que l’important pour lui reste de toujours entreprendre et construire : « Ah, si ! Je suis jeune marié… » Perspective d’un nouveau bonheur qui prend son essor sur l’écume des jours. N’importe quel amateur de littérature - qui aura évidemment décelé les 11 titres émaillant ce portrait - le confirmera : c’était écrit !
*Le projet My Planet Care vise à créer la première plateforme interactive personnalisée pour aider chaque citoyen à gérer son environnement et ses impacts sur sa santé.