Dès votre sortie de l’ESC Reims, en 1973, vous avez voulu travailler « dans le champagne ». Pourquoi ?
Je suis né dans l’Aisne, d’un père ardennais qui dirigeait la fonderie créée par mon grand-père. Je ne savais pas vers quoi m’orienter, alors j’ai fait Sup de Co Reims parce que c’était près de chez moi. C’est à Reims, pendant mes études, que j’ai vraiment découvert le champagne, par l’intermédiaire d’amis qui étaient issus de ce milieu. J’ai tout de suite aimé le produit et c’est comme cela que j’ai eu envie de m’y consacrer professionnellement. Et puis c’est tout de même plus agréable que la fonderie...
Il vous a fallu cependant un peu de pugnacité pour y arriver...
Je suis sorti de l’ESC en 1973. Souvenez-vous : 73, c’est le premier choc pétrolier. J’ai envoyé une douzaine de CV dans diverses Maisons ; je n’ai obtenu aucune réponse. Preuve que le champagne a besoin de paix et de prospérité. Comme je parlais anglais et allemand, j’ai trouvé du travail dans une tannerie près d’Angers. Deux ans après, j’ai renvoyé des CV à Reims, et cette fois j’ai eu trois réponses… J’ai obtenu un entretien avec Gaston Burtin, le patron de Marne et Champagne. Il m’écoute et me dit : « Vous n’y connaissez rien. Apprenez le métier et revenez me voir dans deux ans. » J’ai alors été engagé comme inspecteur commercial pour la France par Jacques Lepitre. Mais deux ans plus tard, j’ai écris à Gaston Burtin. C’était un homme de parole. Il m’a convoqué, et embauché. Je suis resté 12 ans à ses côtés, et j’ai notamment lancé la marque Alfred Rothschild.
L’expérience acquise à travers votre parcours multiple a certainement constitué un bel avantage pour diriger une Maison ?
Chez Marne et Champagne, j’ai acquis l’expérience de la grande distribution européenne. Lorsque j’en suis parti, le hasard a fait qu’à l’automne 1990 Rémi Paillard, le père de Bruno Paillard, cherchait à vendre son portefeuille de courtier, et me l’a proposé. Il était l’agent de la chaîne Promodès et, à ce titre, en contact avec Marne et Champagne. Je connaissais tous ses clients. Après une nuit de réflexion, j’ai repris son portefeuille. Bruno Paillard me dit alors « le courtage, c’est bien, mais le négoce c’est mieux. Rachetons une affaire ensemble ». Nous avons racheté Chanoines Frères en 1991 et c’est le début de notre collaboration. En 1994 - c’est la première Guerre du Golfe -, nous nous associons avec la Maison Boizel, en difficulté. La grande distribution est un métier extrêmement dur. Nous la repositionnons sur la vente par correspondance. Puis, en 1996, nous sommes la première Maison à entrer en bourse au second marché pour lever des fonds. Nous rachetons Philipponnat (belle clientèle dans la restauration, 17 ha de vignes, et le Clos des Goisses). Nous voilà avec trois Maisons en 1997. Nous faisons l’acquisition de De Venoge (très implantée chez les cavistes) en 1998, et de la Maison Alexandre Bonnet, aux Riceys (43 ha de vignes, un superbe pressoir) qui nous apporte une bouffée d’oxygène. A ce moment-là, la notion de groupe prend tout son sens car nous couvrons tout le spectre de la clientèle du champagne. Et puis, en 2005, Marne et Champagne est au bord du dépôt de bilan. On étudie le dossier - même si, pour ma part, je n’étais pas très chaud. Mais nous sommes des entrepreneurs… En 2006, nous devenons propriétaires de l’entreprise de feu Gaston Burtin. On trouve une marque internationale forte, Lanson, et on redresse la situation, en apprenant au fur et à mesure. Je ne suis pas le seul à diriger. Avec Bruno Paillard, nous sommes extrêmement différents et extrêmement complémentaires. Et ça fonctionne. Je dirais même que nous formons un joli tandem !
Comment passe-t-on du statut de salarié à celui de chef d’entreprise ?
C’est un état d’esprit. On a envie de faire quelque chose. Mais cela ne vient pas forcément tout de suite, c’est même souvent un concours de circonstances. Pour ma part, je ne le regrette pas.
Quelles qualités faut-il pour devenir chef d’entreprise ?
Il faut être pugnace. Et avoir un certain goût du risque. Ce n’est pas le plus facile, loin s’en faut. Quand j’ai sauté le pas, j’ai divisé mon salaire par deux. J’avais une famille… Mon épouse m’a suivi et soutenu. J’ai beaucoup de respect pour les chefs d’entreprise. Ce sont eux qui créent de la richesse.
Pensez-vous que ces qualités soient innées ou bien s’acquièrent-elles au fil du temps ?
Elles s’acquièrent ! Cela vient de l’éducation, de la formation, de ce que la vie vous apprend… Mais tout le monde n’est pas fait pour ça. En devenant chef d’entreprise, on ne choisit jamais la facilité ; ce n’est jamais fini et il n’y a pas de situation acquise. Mais c’est à l’image de la vie en général, on n’est jamais maître de tout...
Vous êtes aujourd’hui Pdg des Champagnes Lanson. Une Maison de champagne est-elle une entreprise comme une autre que l’on conduit comme une autre ?
Je crois que oui. Une entreprise, ce sont d’abord des hommes qu’il faut fédérer. Et puis il y a les clients. Il ne sert à rien de faire le meilleur vin du monde si on ne le vend pas. Il faut se battre, comme dans toute entreprise. Comme dans la fonderie de mon grand-père.
Vous vous rangez vous-même dans la catégorie des « gentils ». L’êtes-vous vraiment ? Un patron - à plus forte raison dont l’entreprise est présente sur les marchés internationaux - peut-il être gentil ?
Je crois en l’Homme. Je le respecte, sauf si je suis déçu - il ne faut pas se moquer de moi, je deviens alors rancunier… Mais j’accorde volontiers ma confiance. Ensuite, il faut parfois savoir dire non. Assumer son rôle de patron. Dans les affaires, il faut aussi savoir jusqu’où on peut aller. Mais jouer les méchants n’est pas dans ma nature.
Vous avez déjà laissé entendre que vous pensiez à préparer « l’après Philippe Baijot » pour en faire un non-événement. Est-ce à dire qu’à vos yeux les chefs d’entreprise se croient un peu trop éternels et ont le tort de ne pas envisager à leur succession ?
« Non-événement », c’est une boutade. Mais c’est aussi la vie. J’ai eu l’exemple de Gaston Burtin, qui était un grand personnage, mais qui n’a pas su assurer la continuité de son entreprise. Quand on a une entreprise, on a la responsabilité de préparer l’avenir. Il ne faut pas aller trop loin. L’entreprise vous dévore l’affect, c’est une maîtresse à laquelle on sacrifie tout. J’ai 65 ans. Avec Bruno Paillard, nous travaillons actuellement sur la gouvernance. Nous avons des enfants dans l’entreprise. Ce n’est pas pour autant qu’ils la dirigeront. Il faudra qu’ils le méritent. Mais je souhaite qu’à l’heure de mes 70 ans cela soit réglé. Et ceux qui prendront la suite - qu’ils soient de la famille ou pas - sont déjà parmi nous. Ce qui ne veut pas dire que je ne partirai pas la gorge serrée...
Vous êtes donc parfaitement en accord avec cette ligne morale qui a guidé votre carrière : il faut servir l’entreprise et non pas s’en servir ?
L’entreprise n’est pas une vache à lait. Elle est vivante : elle naît, grandit, se développe, tombe malade parfois… Il faut la soigner, il faut la faire vivre. Le seul fait d’être ‘les enfants du fondateur’ est malheureusement la cause de bien des destructions d’entreprises familiales…